Avec Lefort, après Lefort

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Claude Lefort (1924-2010) n’est plus très connu du grand public. Pourtant, il est avec Hannah Arendt l’un des théoriciens phares du totalitarisme, doublé d’un grand penseur de la démocratie. Lefort a influencé Les Enragés – un petit groupe radical au cœur du mouvement de Mai-68 – comme il a inspiré des intellectuels de notre temps, de Marcel Gauchet à Chantal Mouffe en passant par Pierre Rosanvallon. Pourtant, ses combats semblent datés ; le plus urgent était de combattre cet idéal communiste qu’une certaine intelligentsia voyait dans les expériences soviétique, chinoise et cubaine. Que reste-t-il de Lefort à l’heure où le bloc de l’Est s’est effondré et où le totalitarisme semblederrière nous ?

C’est pour tenter d’y répondre que Sylvain Pasquier publie aux PUC Avec Lefort, après Lefort, actes d’un colloque qui s’est tenu en 2016 à l’Institut Mémoires de l’édition contemporaine et à l’université de Caen. Repenser la politique Le succès des populismes – comme aux Pays-Bas ou en Argentine dernièrement –, le poids grandissant, dans les discours politiques, de la considération des frontières et du souverainisme, l’intensification des images de la guerre au Proche-Orient et en Ukraine qui fragmentent nos espaces sociaux : nous redécouvrons avec Claude Lefort que la démocratie n’est pas un régime politique, elle est un mode de coexistence traversé par des conflits permanents et de l’indétermination. Elle n’est pas un mode de représentation fixe où chacun viendrait prendre son rôle de travailleur ou de représentant du peuple. La société est une "totalité" en interaction permanente qu’il ne faut jamais cesser de penser.

Comme le souligne Sébastien Roman, l’un des philosophes du colloque, « notre démocratie souffrirait de son évidence : étant désormais admise comme le meilleur régime possible, même a minima comme le moins pire de tous, sa légitimité n’est plus interrogée ». Nous avons eu tendance à considérer le pouvoir démocratique comme neutre, comme si tout n’était devenu qu’une question de moyens et non de fins. GillesBataillon note ainsi que « tout se passe en effet comme si l’autorité de la science économique s’incarnait depuis les années 1990 dans des institutions nationales ou internationales (le FMI et la Banque mondiale) dont les experts seraient autant d’autorités inquestionnables ».

Le sociologue Alain Caillé le rappelle : « La démocratie est cette forme sociale générale qui accepte l’indétermination du savoir et celle de son rapport à la Loi et au pouvoir. » Le moment essentiel de l’expérience démocratique est le travail de la désincorporation du savoir et du pouvoir. Dans ses Essais sur le politique (1988), Lefort désigne en fait le pouvoir en démocratie comme un « lieu vide » mettant en scène ou en sens les conflits sociaux comme les idées contradictoires. La construction du collectif dépend de cette capacité d’organisation de la division par la « reconstitution périodique des organes de délibération et de décision publiques » (« Démocratie et représentation », in : Le Temps présent, 2007). Sans cela, le pouvoir se réduit aux élites politiques et à leurs idées, au libéralisme doctrinaire comme au populisme, et perd de sa consistance aux yeux de tous. Chez Lefort, les institutions doivent être en mouvement, s’affecter des divisions qui parcourent la société. Le philosophe s’oppose au fond au contractualisme libéral d’un Thomas Hobbes qui fige un pacte entre gouvernés et gouvernants. Il puise dans sa lecture de Machiavel l’idée que la division sociale est lefondement indépassable de la société politique. D’où cette critique adressée au messianisme historique communiste, qui prétendait abolir la nécessaire lutte des classes pas seulement entendue comme conflit d’intérêt mais aussi conflit de désirs inconciliables entre les dominants et les masses dominées. «

Le peuple représente le conflit même, la division originelle du social », conclut le dans le volume le jeune penseur Mattia di Pierro. Le totalitarisme aujourd’hui Dans son Travail de l’œuvre de Machiavel (1972), Lefort montre que le totalitarisme soviétique a créé une « fiction de l’union », une « nouvelle figure de la division sociale » dominée par un pouvoir « qui condense la puissance, le savoir et la loi fondatrice de l’ordre social ». Pour autant, Claude Lefort a très vite identifié que le totalitarisme n’était plus réductible au seul pouvoir d’une nouvelle classe bureaucratique ou aux errements d’un tyran. En dehors de la Corée du Nord, les égocrates, comme Staline ou Mao Tsé-toung, ont disparu. Dans son intervention, le sociologue

Emmanuel Jourda décrit, avec la grammaire politique lefortienne, la transformation du totalitarisme chinois au fil des mutations du capitalisme mondial. D’acteur de la révolution communiste, le Parti communiste chinois (PCC) finit par s’identifier avec l’État : la « dictature démocratique populaire » remplace la « dictature duprolétariat », les intérêts des masses révolutionnaires deviennent ceux de l’État pour « affronter les défis du nouveau siècle qui approche, notamment l’entrée de la Chine dans l’Organisation mondiale du commerce ». Pour contenir les « fièvres […] réformatrices de la société » et poursuivre une modernisation économique, le PCC, sous Jiang Zemin puis Hu Jintao, devient peu à peu un espace d’expression où les intérêts nationaux se structurent, s’incarnent et se régulent. Le PCC réalise une relative « désincorporation de l’unité des masses en fractionnant la nation en groupes d’intérêts », en les sélectionnant avant d’user de plus en plus de la surveillance et l’incrimination pour éliminer les voix trop réformatrices. « Cet espace politique n’est pas un lieu de pouvoir vide, dans lequel le social joue et organise ses conflits, tel que l’a défini Claude Lefort ». Il est un « plein en pointillé », une « pluralité choisie » du Parti qui se présente comme « un lieu d’expression politique pluriel apaisé ». Comme l’avait identifié Lefort, la mise en scène de la division sociale reste essentielle pour donner corps à un collectif dans le temps long, même dans une perspective totalitaire qui vise à phagocyter « le renouveau des pulsions révolutionnaires » tout en attirant « les nouvelles forces vives de la société ». Le meilleur des régimes possibles Faut-il conclure que, pour Claude Lefort, la démocratie est l’horizon nécessaire et supérieur detoute organisation politique ? Pas du tout. Le philosophe n’a jamais eu la prétention de produire une pensée politique en surplomb fondée sur le principe anthropologique d’une division originaire du corps social. Si Lefort valorise la démocratie, c’est parce qu’elle a cette capacité de produire des rapports indéterminés entre les êtres humains. Et ce n’est pas par simple goût du chaos. En bon phénoménologue, Lefort se pose la question de savoir ce qu’est l’autre comme phénomène. Il est tantôt un mammifère bipède, soit un concept empirique, un être identifié dans le réel comme animal humain. Tantôt, il est mis en sens par une idée culturellement et historiquement déterminée : une idée d’autrui aristocratique, archaïque ou démocratique.

Enfin, il reste cette expérience sensible et universelle de l’autre, inconditionnée, libre, indéterminée – ce que le philosophe Robert Legros appelle « l’expérience d’une similarité charnelle » qui remonte à l’origine de l’humanité. Lefort préfère la démocratie pas pour des raisons de théorie politique mais parce qu’elle peut laisser place à de l’indétermination dans les rapports humains, à cet inconfort mouvant impossible dans une aristocratie où les essences humaines sont assignées à des rangs. Cette indétermination n’est donc pas seulement vivifiante pour le régime sans cesse remis en question par la mise en scène de la division. Elle questionne en permanence toute position de pouvoir. C’est pour celaque nos sociétés arrivent à contester de vieilles relations hiérarchiques dans les familles comme dans le milieu de l’entreprise, à interroger la conception d’un Dieu toutpuissant, nos identités sexuelles comme nos récits historiques.

Le philosophe Hugues Poltier nous appelle cependant à une certaine vigilance : qu’une politique libérale ampute les droits sociaux, cela ne met pas immédiatement en « péril le principe générateur de l’espace démocratique ». Moins immédiatement qu’un populisme d’extrême droite, disons. Mais à la longue, le « lieu vide » de la démocratie reste d’être capturé par les plus offrants, les « propriétaires de moyens de production » comme le montre la concentration actionnariale croissante des médias de masse, par exemple. Maintenir la division reste un combat.

 

Avec Lefort, après Lefort, sous la direction de Sylvain Pasquier, vient de paraître aux Presses universitaires de Caen. 208 p., 16€ en édition physique, 5,99€ en format numérique.